Emporte-pièce
Le titre de l'exposition révèle d'emblée les préoccupations de Barbara
Noiret liées à la représentation du temps et de l'espace, où se
mêlent mystérieusement des lieux déserts ou habités, des personnages
désincarnés, des intérieurs improbables au sein d'un univers chargé
de sensations et de mémoire.
La série des Chambres à dormir debout (2002)
témoigne de cette recherche effectuée sur le lieu et sa mémoire:
deux personnages posent devant les murs des chambres d'une ancienne
maison de retraite délaissée depuis dix ans. Seules quelques variations
du motif des tapisseries ou la présence de placards nous indiquent
que l'on passe, à chaque photographie, d'une pièce à une autre.
Les personnages gardent la même position, ni assis ni debout, dos
au mur, sous les anciennes appliques qui trônent au-dessus des lits
absents des pensionnaires. Quasi transparents, leurs deux corps
habitent les images comme de fragiles apparitions ; aucune indication
ne permet de dater l'image, leurs positions n'évoquent aucune action
particulière: absence du récit, choix délibéré de ne pas raconter
un quelconque événement au profit d'une atmosphère étrangement captée
sur la peau de l'image. Cette série est pour l'artiste l'occasion
de jouer du rapport entre la posture du corps et l'architecture;
le corps des personnages devient un élément de la construction de
l'image, incrusté, fondu dans la substance du lieu qui l'héberge.
Les
images tirées du diaporama Chambres en série (2000)
présenté dans les étages du château de Kerguéhennec affirment de
nouveau la volonté d'échapper à toute forme de récit: profitant
de l'état de délabrement du lieu de l'installation (ici des anciennes
chambres de bonne) dont la tapisserie s'arrache des murs, Barbara
Noiret choisit de projeter d'autres images, en provenance de chambres
d'hôtel des alentours de Vannes. Il était question, comme elle le
dit elle-même de "lier un espace réel et un espace projeté", et
d'obtenir ainsi un troisième espace, purement illusoire. A la manière
des Chambres à dormir debout, d'infimes variations se glissent peu
à peu dans chaque image : tapisseries, gabarits des lits, couvertures
changent peu à peu et déplacent doucement l'idée que nous nous faisons
du lieu original. L'ensemble de la pièce étant plongé dans le noir,
le spectateur ne peut se référer qu'à ce qui est projeté; mais la
tapisserie délabrée dont les lambeaux se décollent vient jouer par
l'ombre et la lumière avec l'espace de la projection. Elle crée
un volume contredisant la planéité de l'image, nous donnant presque
l'impression de rentrer dans la chambre. L'espace ambigu ainsi obtenu
déconcerte le regard, prisonnier de deux modes d'illusions. Le choix
de photographier des chambres d'hôtel n'est pas innocent: appartenant
"à tout le monde et à personne", les chambres d'hôtel témoignent
d'un lieu où le présent est perpétuel, où toute trace de vie s'efface
pour laisser la place à une autre, dans un aveuglement systématique
de l'intimité. En se superposant aux chambres de bonne depuis longtemps
abandonnées, le spectateur est invité à entrer dans un temps métaphorique,
célibataire, dont l'homme paraît exclu.
La
vidéo Construire de la poussière (2000) présente l'aspect
performatif du travail de l'artiste, réalisée elle aussi dans le
château de Kerguéhennec. On voit Barbara Noiret balayant en quelques
minutes une pièce où la poussière s'est accumulée depuis près d'un
siècle. La poussière chargée d'histoire se soulève progressivement
formant un nuage qui envahit peu à peu le corps de l'artiste. Lorsque
le sol est déblayé, Barbara commence un tri parmi les débris amassés.
Des morceaux de placards, de planches, de cheminées sont peu à peu
dégagés. Le plus grand morceau va servir d'étalon, de module, à
la réalisation d'une "maquette" au centre de la pièce. Cette représentation
de la chambre est "ce que le lieu m'a donné" précise-t-elle. Travail
de révélation, construction d'un espace avec du Temps, manifestation
en positif de ce que le lieu réservait en négatif à l'abri des regards.
L'ouvre ne fait appel à aucun élément extérieur, la structure s'articule
d'elle-même, sans avoir recours à un quelconque moyen de fixation.
Fragilité de la construction dont seule la photographie peut désormais
témoigner. A l'image du travail de l'artiste, à la frontière entre
le présent et l'advenu.
Dans
la série L'espace de l'image (2001), c'est l'action
même de photographier que sonde l'artiste lorsqu'elle propose sur
une même image les vues superposées des quatre murs d'un appartement.
Barbara Noiret cherche à dépasser l'espace de la photographie, un
espace par définition limité qui ne peut rendre compte de la perception
en trois dimensions. La pellicule agit alors comme un double de
la mémoire, conserve les sensations éprouvées et témoigne de l'incapacité
à reconstituer mentalement la géographie du lieu. L'image obtenue,
dans sa mince profondeur, dépossède notre regard de son habitude
à lire une photographie, et rend difficile la reconstitution de
l'espace réel où a lieu la prise de vue. L'espace de l'image devient
similaire à l'impression immatérielle que l'on garde d'un endroit:
représentation flottante, dissoute en elle-même, versement des formes
les unes dans les autres dans un jeu de transparences et d'opacités
où l'espace physique se trouve comme projeté ou rabattu, juste à
la surface du visible.
Gaël
Charbau |